Denis Mukwege, Prix Nobel de la paix 2018 s’est adressé aux habitants de Katogota, dans la Plaine de la Ruzizi, en territoire d’Uvira au Sud-Kivu à l’occasion de la commémoration des 21 ans du massacre commis par des rebelles de l’ANC, la branche armée du Rassemblement Congolais pour la Démocratie (RCD) allié au Rwanda.
A travers Emery Habamungu, du Projet « Badilika » de la Fondation Panzi, Denis Mukwege dénonce encore une fois le manque des poursuites judiciaires contre les auteurs de différents massacres et crimes de sang en République Démocratique du Congo.
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« L’homme qui répare les femmes », pense qu’en ces temps où « de plus en plus les esprits cèdent à des distractions diverses », continuer ainsi à honorer nos morts, 21 ans après, « est véritablement un acte de courage, de responsabilité et de dignité ».
« Je partage la douleur des rescapés et des familles éprouvées qui depuis deux décennies survivent au prix d’énormes souffrances silencieuses. Leur douleur est l’emblème des blessures que l’impunité dont jouissent les auteurs de ces crimes ravive », dit d’emblée le Docteur Denis Mukwege.
« Les personnes incriminées se la coulent douce »
En effet, selon le Rapport Mapping des Nations Unies, le 14 mai 2000, des éléments de l’ANC (la branche armée du groupe rebelle Rassemblement Congolais pour la Démocratie) ont tué plusieurs dizaines de civils dans le village de Katogota, entre Bukavu et Uvira, dans le territoire d’Uvira.
Les militaires sont arrivés à Katogota en camion et ont commencé à tuer les villageois, maison par maison. Certains ont été tués par balle et d’autres sont morts brûlés vifs lorsque les militaires ont incendié leurs maisons. Le nombre total de victimes est difficile à estimer car les militaires ont interdit l’accès au village pendant plusieurs jours au cours desquels ils ont brûlé et jeté de nombreux corps dans la rivière Ruzizi. Le massacre a été commis suite à la mort d’un commandant de l’ANC dans une embuscade attribuée aux éléments du CNDD-FDD.
« Bien que les auteurs présumés de ce crime odieux soient clairement identifiés dans ce rapport et par la population, à ce jour, aucune poursuite judiciaire n’a été faite. Les personnes incriminées se la coulent douce. Plusieurs d’entre eux ont même occupé ou occupent encore des hautes fonctions au sein du Gouvernement et de l’armée congolaise. L’impunité est la plus grande tragédie de la RDCongo », dénonce le Président de la Fondation Panzi.
« L’ampleur des crimes commis en RDC contraste gravement avec l’impunité qui est la règle »
En 2010, rappelle Mukwege, le Rapport Mapping de Nations Unies avait répertorié 617 cas de violations graves des droits humains commises en RDC entre 1993 à 2003. Selon les experts de l’ONU, certains de ces crimes pourraient être qualifiés par un tribunal compétent, de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité voire de crime génocide. Les viols des femmes, d’hommes et des enfants, parfois des bébés d’à peine quelques mois, font partie des violences documentées.
Les arrangements politiques ne résolvent rien
“Dix ans après la publication du Rapport Mapping, ses recommandations n’ont toujours pas été mises en œuvre. A ce jour, l’ampleur des crimes commis en RDC contraste gravement avec l’impunité qui est la règle. Au fil des ans, dans les solutions aux guerres, les différents Gouvernements congolais et la communauté internationale ont privilégié des solutions militaires et des arrangements politiques en sacrifiant l’exigence de la justice comme un pilier important de la paix durable et de la réconciliation en RDC et dans la région des grands lacs africains ».
Ces arrangements politiques, rappelle le médecin Directeur de l’Hôpital de Panzi, ont permis à des chefs de guerres impliqués dans des violations des droits humains à être intégrés dans l’armée, la police, les services des renseignements congolais avec des rôles de commandement, au grand dam du traumatisme des victimes et des populations.
« Je suis persuadé que la justice est un impératif de la paix »
« Des acteurs civils ayant appartenu à des mouvements politiques qui ont déclenché les guerres et nourris les conflits, ont également acquis des postes politiques de haut niveau dans le pays. Ces stratégies politiques et militaires ont dans une grande mesure échouée. Elles ont conduit à un bourbier, en légitimant la violence et le crime comme mode d’accès au pouvoir. Elles ont hypothéqué la paix véritable et durable »
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Pour Mukwege, les tragédies actuelles de Beni, de l’Ituri, de Minembwe, de Kalehe et d’autres régions de la RDC sont en grande partie le corollaire de cette stratégie d’arrangements de court terme.
« Ces stratégies ont échoué. Il est temps de recourir à la lutte contre l’impunité, à la justice transitionnelle au travers de l’instauration des tribunaux mixtes internationalisés ou d’un Tribunal Pénal International pour la RDC. Je suis persuadé que la justice est un impératif de la paix, du pardon et de la réconciliation en RDC et dans la région des Grands-Lacs africains. Sans justice il n’y aura pas de véritable réconciliation et de paix durable ».
Commémorer pour résister contre l’oubli
Commémorer cette date du 14 mai, c’est « briser l’armure de l’indifférence qui couvre ce crime odieux et tend à le confiner avec cynisme dans l’oubli », insiste l’homme qui se bat pour réveiller la mémoire collective.
« briser l’armure de l’indifférence qui couvre ce crime odieux et tend à le confiner avec cynisme dans l’oubli »
« Commémorer cette date, c’est donc résister vaillamment contre l’oubli des massacres de Katogota, mais aussi ceux de Lemera, Makobola, Mutarule, Kiliba, Kasika, Mwenga, Kaniola, Kaziba, Kenge et tant d’autres régions de notre pays. Commémorer cette date, c’est aussi rappeler que tout au long de son histoire, dans sa longue lutte pour sa liberté et sa dignité, de l’esclavage à aujourd’hui, notre peuple a connu des terribles épreuves, il a parfois mis un genou à terre, mais jamais il n’a jeté l’éponge », dit-il.
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Il faut dire que les habitants de Katogota ont commémoré dans la plus grande émotion les événements du 14 mai 2000, 21 ans après. Nombreux se sont souvenu de leurs proches, parents et enfants tués à coups d’armes blanches ou à feu.
Des rescapés expliquent par exemple que nombreux de leurs proches étaient égorgés et jetés dans la rivière Ruzizi pour pour effacer les traces. Mais à Katogota comme ailleurs où ces crimes odieux ont été commis, les victimes directes et indirectes refusent de baisser les bras aussi longtemps que la justice ne dira pas son dernier mot.
Jean-Luc M.